Des enseignants dénoncent les dérives de PISA
Je tiens à partager avec vous ma joie d'être nouvelle adhérente et membre du Conseil d'Administration du Printemps de l'Education, dont les 1ères rencontres nationales ont eu lieu ce week end à Paris (les 21 et 22 mars 2015). Ces deux journées furent riches en partage d'expériences, d'idées nouvelles et de motivations à élaborer...
...un système scolaire tourné vers le bien-être de ses acteurs : des enseignants aux élèves, en passant par les parents. Parallèlement, ce furent deux jours terriblement frustrants, car je pouvais difficilement me diviser pour participer à toutes les agoras et tous les ateliers. Je ne vous en dirais pas plus pour l'instant... Il va falloir patienter un peu ! En attendant, je souhaite vous faire découvrir un article diffusé sur le site du Printemps de l'Education en juin dernier, car je pense sincèrement que la standardisation des évaluations est une erreur : Il y a plus d’un mois environ, le quotidien anglais The Guardian, publiait une lettre adressée à l’OCDE, à propos des dérives et des conséquences néfastes du programme PISA sur les systèmes éducatifs des pays concernés par cette évaluation. Cette lettre était signée par d’éminents professeurs, enseignants et chercheurs en Sciences de l’éducation du monde académique anglo-saxon, en majorité américains et anglais. Il nous semble particulièrement pertinent et approprié dans l’actuel débat sur l’éducation en France, de faire connaître cette lettre également au public français et francophone. Nous en souscrivons entièrement l’analyse et les propositions formulées par ses auteurs, et nous signons aussi ! Antonella Verdiani, Présidente du Printemps de l’éducation.
L’OCDE et le classement PISA sont en train de causer des ravages dans l’éducation à travers le monde entier – Des universitaires lancent l’alerte (1) Dans cette lettre adressée au Dr Andreas Schleicher, le directeur du Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves (PISA) au sein de l’OCDE, des universitaires du monde entier expriment leur grande préoccupation vis à vis de l’impact qu’ont les tests PISA et ils demandent la suspension de la prochaine série de tests.
The Guardian, le 6 mai 2014
Cher Docteur Scheilcher,
C’est en votre qualité de directeur du Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves au sein de l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Économiques) que nous nous adressons à vous. Aujourd’hui dans sa treizième année, PISA est désormais bien connu dans le monde entier comme étant un instrument qui vise à classer les pays, qu’ils soient membres ou non de l’OCDE (plus de 60 au dernier recensement), en fonction des compétences acquises par les élèves de quinze ans en mathématiques, en sciences et en lecture. Au rythme d’une campagne tous les trois ans, les résultats PISA sont attendus avec anxiété par les gouvernements, les ministres de l’éducation et les états-majors des principaux groupes de presse et ils font autorité en figurant dans d’innombrables rapports de politiques éducatives. Ils commencent à influencer massivement les pratiques d’enseignement dans de nombreux pays. PISA a amené certains pays à restructurer leur système éducatif dans l’espoir d’améliorer leur classement. Un défaut de progression au sein de PISA conduit à faire des déclarations de crises et de “choc PISA” dans de nombreux pays, il est suivi d’appels à la démission et à des réformes de grande ampleur pour satisfaire les préceptes PISA.
Nous sommes franchement inquiets des conséquences négatives que génèrent les classements PISA. Voici quelles sont quelques unes de nos inquiétudes :
- Alors que les évaluations standardisées sont déjà utilisées par de nombreuses nations depuis des dizaines d’années en dépit de réserves très sérieuses quant à leur validité et leur fiabilité, PISA contribue à une augmentation de ce type d’évaluation et à une amplification dramatique de la confiance accordées à ces mesures quantitatives. Par exemple, aux États-Unis, c’est PISA que l’on a invoqué pour justifier le récent programme appelé « Race to the Top » (Course vers la Première place) qui a intensifié l’utilisation d’évaluations standardisées tant pour les élèves que pour les professeurs et les personnels administratifs dans le but de classer et d’étiqueter les élèves aussi bien que les professeurs et les personnels administratifs en fonction des résultats d’évaluations largement reconnues pour être imparfaites (voir par exemple la chute inexpliquée de la Finlande du haut du tableau PISA) (2)
- En ce qui concerne les politiques d’éducation, PISA, par ses cycles de trois ans, produit un déplacement d’attention vers les ajustements à court terme qui sont conçus pour aider le pays à rapidement grimper dans les classements, bien que les recherches démontrent que les changements durables dans les pratiques d’enseignement nécessitent pour porter leurs fruits des dizaines d’années, et non pas seulement quelques unes. Par exemple, nous savons que le statut des enseignants et le prestige qu’il y a à pratiquer cette profession ont une forte influence sur la qualité de l’instruction, mais le statut varie beaucoup en fonction des cultures et il sera difficilement influencé par les politiques à court terme.
- En mettant l’accent sur une petite portion d’aspects mesurables de l’éducation, PISA éloigne l’attention d’autres objectifs éducatifs qui sont moins, voire pas du tout mesurables, telle que l’éducation physique, la morale, le développement civique ou artistique, et il réduit donc fortement notre imagination collective vis-à-vis de ce qu’est et de ce que devrait être l’éducation.
- En tant qu’organisation visant au développement économique, l’OCDE est évidemment subjective et s’intéresse d’abord au rôle économique joué par les écoles publiques des états. Cependant, préparer les jeunes à occuper un emploi rémunéré n’est pas le seul ni même le principal objectif d’une éducation publique qui se doit de préparer les élèves à leur participation à la gouvernance démocratique, à l’action morale et à une vie visant le développement personnel, la maturité et le bien être.
- L’OCDE n’a pas de mandat qui la fonde à agir sur l’éducation contrairement aux organismes dépendant de l’Organisation des Nations Unies tels que l’UNESCO ou l’UNICEF qui ont, elles, un mandat clair et légitime pour améliorer l’éducation et la vie des enfants à travers le monde. Il n’y a pas non plus en son sein, pour le moment, de mécanismes garantissant une participation démocratique réelle dans ses processus de décision pour tout ce qui touche à l’éducation.
- Pour mener à bien PISA et pour assurer des services de suivi, l’OCDE a mis en place des « partenariats public – privé » et a noué des alliances avec des entreprises commerciales multinationales qui gagnent financièrement à chaque insuffisance – réelle ou pressentie – mise à jour par PISA. Certaines de ces entreprises fournissent des services d’enseignement payants pour des écoles et des districts scolaires américains dans des proportions massives tout en déployant des plans de développement d’enseignement primaire payant en Afrique où l’OCDE est en train de planifier l’introduction du programme PISA.
- Enfin, et surtout : le nouveau régime PISA, avec son cycle permanent d’évaluation globale, fait du tort à nos enfants et appauvris nos classes, tout comme il implique des batteries de tests en QCM de plus en plus nombreux et longs, conformes aux programmes éducatifs fournis par les commerçants et nécessitant toujours moins d’autonomie de la part des enseignants. C’est ainsi que PISA augmente toujours plus le niveau de stress déjà haut dans les écoles, et met en danger le bien-être des élèves et des enseignants.
Ces évolutions sont en évident conflit avec les principes largement partagés des bonnes pratiques éducatives et démocratiques : - Aucune réforme importante ne devrait être basée sur une mesure de qualité si exiguë.
- Aucune réforme importante ne devrait ignorer le rôle majeur des facteurs non liés à l’éducation, comme celui, primordial, des inégalités socio-économiques d’une nation. Dans de nombreux pays, y compris aux États-Unis, les inégalités se sont fortement creusées pendant ces quinze dernières années, et expliquent le creusement de l’écart en terme d’éducation entre les riches et les pauvres, écart qu’aucune réforme de l’éducation, aussi sophistiquée soit-elle, n’est susceptible de réduire.
- Une organisation telle que l’OCDE, tout comme n’importe quelle organisation qui touche de très près à la vie de nos communautés, devrait être obligée de rendre démocratiquement des comptes aux membres de ces communautés. Nous ne vous écrivons pas seulement pour vous faire part de nos critiques et des problèmes soulevés.
Nous souhaiterions aussi vous offrir des idées et des suggestions constructives qui pourraient contribuer à atténuer les inquiétudes dont nous vous avons fait part. Même si ces suggestions ne sont en aucun cas complètes, elles illustrent comment l’instruction pourrait être améliorée sans tous ces effets négatifs que nous avons soulignés :
1. Développer des alternatives aux tableaux d’honneur : rechercher des façons de communiquer les résultat des enquêtes qui leur donnent plus de sens et qui soient moins de sensationnalistes. Par exemple, comparer les pays en développement où les jeunes de quinze ans travaillent majoritairement avec des pays développés n’apporte rien en terme d’éducation et de politique et ouvre la voie pour l’OCDE à un assaut de colonialisme éducatif.
2. Rendre possible la participation d’un panel plus large de collaborateurs et d’intellectuels : à ce jour, les personnes les plus influentes en matière de définition de ce qui doit être évalué – et comment – en terme d’instruction internationale sont les spécialistes en psychométrie, les statisticiens et les économistes. Ils méritent certainement une place autour de la table, mais il en va de même pour beaucoup d’autres : les parents, les éducateurs, les personnels administratifs, les élus locaux, les élèves, tout comme les intellectuels spécialistes de disciplines telles que l’anthropologie, la sociologie, l’histoire, la philosophie, la linguistique, les arts et les humanités. Ce que nous devons évaluer de l’instruction des élèves de quinze ans et comment le faire devraient faire l’objet de discussions entre tous ces gens, que ce soit au niveau local, au niveau national ou international.
3. Pour formuler l’évaluation des méthodes et les normes, inviter des organisations nationales et internationales dont les missions vont au delà de l’aspect économique de l’éducation publique et qui se préoccupent de la santé, du développement humain, du bien être et du bonheur des élèves et des enseignants. Cela pourrait concerner les entités de l’Organisation des Nations Unies déjà mentionnées ci-dessus, ainsi que les associations de professeurs, de parents et de personnels administratifs pour n’en citer que quelques unes.
4. Publier les coûts directs et indirects liés à l’administration de PISA pour que les contribuables des pays membres puissent évaluer précisément quelles utilisations alternatives les millions de dollars dépensés pour ces tests pourraient avoir et déterminer s’ils veulent ou non poursuivre leur participation.
5. Accepter la supervision par des équipes internationales indépendantes qui pourraient observer l’administration de PISA depuis sa conception jusqu’à son application, de façon à ce que les questions concernant le format des tests et les procédures statistiques et de notation puissent être discutées afin d’écarter les accusations d’introduction de biais et de comparaisons déloyales.
6. Rendre des comptes détaillés sur le rôle joué par les entreprises commerciales privées dans la préparation, l’application et le suivi des évaluations tri-annuelles PISA pour éviter l’apparence ou la réalité de conflits d’intérêt.
7. Réduire le rôle destructeur de l’évaluation. Afin de se donner le temps de mener localement, nationalement et internationalement les discussions autour des problèmes évoqués dans ce courrier, envisager de suspendre le prochain cycle PISA. Ceci donnerait le temps nécessaire pour intégrer dans un nouveau modèle d’évaluation amélioré les enseignements collectifs qui découleront des débats que nous suggérons.
Nous sommes convaincus que les experts PISA de l’OCDE sont motivés par le désir sincère d’améliorer l’éducation. Mais nous ne comprenons pas comment votre organisation est devenue l’arbitre global en ce qui concerne les moyens et les objectifs accordés à l’enseignement dans le monde entier. La focalisation de l’OCDE sur des évaluations standardisées risque de transformer les apprentissages en corvée et de tuer la joie d’apprendre. Étant donné que PISA a mené et mène de nombreux gouvernements à participer à une compétition internationale en vue d’obtenir de meilleurs résultats à ces évaluations, l’OCDE s’est de fait octroyé le pouvoir de formater les politiques éducatives du monde entier sans qu’aucun débat sur le caractère de relative ou d’absolue nécessité des buts que s’est fixés l’OCDE n’ait lieu.
Nous sommes très préoccupés par les dégâts irréparables qui pourraient finalement être causés à nos écoles et à nos élèves du fait que l’on mesure l’immense diversité des traditions et des cultures éducatives à l’aune d’une mesure unique, étroite et partiale.
Sincèrement vôtre,
(voir la liste des signataires dans l’original de l’article : http://www.theguardian.com/ education/2014/may/06/oecd-pisa-tests-damaging-education-academics )
(1) Article traduit par Laurence Holvoet http://laurencehtrad.canalblog.com/ (2) « En ce qui concerne la France, elle a perdu des “places” en passant de 10ème à la 18ème sur 65 pays - dont 34 sont membres de l’OCDE - lors de la dernière édition de 2012 (un million d’élèves furent testés aléatoirement en 2000 pour le premier opus ; environ 500.000 pour le dernier, dont 70.000 en France). Il n’y a pourtant pas de sens à établir des comparaisons extra–continentales en tant que telles, comme de vouloir se comparer par exemple avec la Corée – certes première au classement PISA, mais détentrice également de tristes records comme celui du suicide et du mal-être de ses élèves -.Ce n’est donc en aucun cas un palmarès international pertinent ! Au mieux, PISA est simplement un révélateur de disparités éducatives au sein de chaque pays pris individuellement (et aussi au sein de son groupe géographique d’appartenance).